Un autre texte rédigé en écriture libre légèrement retouchée. Inspiré par l’université expérimentale de Vincennes, aujourd’hui disparue, et par la visite de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
L’organisation laisse à désirer. Pour l’instant. Mais c’est une nouvelle forme de collaboration qui est en train de naître ici, un peu de patience est de mise. Pourquoi toujours vouloir reproduire l’ancien ? Pour plus d’efficacité ? Utiliser des méthodes éprouvées ? Certes, mais on reproduit alors aussi leurs défauts, et si l’on ne cherche pas à innover, tôt ou tard on finit par s’oublier dans une routine qui ne nous différencie guère de nos ancêtres. Ces jeunes gens profitent de la foi des primes années pour tenter d’inventer une nouvelle façon de produire ensemble. Le mot n’est pas sale. Tout est production ou consommation. En fait, tout est production et consommation. Ces post-ados boutonneux rêvent de produire des objets, des œuvres, des savoirs, des relations, qui produiront à leur tour un monde meilleur. Pourquoi les en empêcher ? Ils ont de fortes chances d’échouer dans leur tentative, certes, mais parfois de ce genre d’initiative sort quelque chose d’utile, de bon. On commence à demander des volontaires, pour ceci ou cela. L’une propose des tirages au sort pour constituer des comités. L’idée ne plaît pas beaucoup, mais manifestement tous les groupes ne se remplissent pas, on finit donc par y avoir recours. Certains étudiants choisis contre leur gré ronchonnent. On arrive à en persuader certains d’œuvrer tout de même pour la cause, même s’il s’agit d’organiser l’entretien des locaux ou le vidage des toilettes sèches. Les réunions se multiplient. Jour après jour, des chartes sont rédigées, des annonces publiées. Les mêmes visages reviennent souvent, gagnant en influence. Heureusement, la contestation coule dans le sang de cette communauté, et les leaders charismatiques sont rapidement mis en doute, confrontés à des idées nouvelles. Mais le phénomène s’use. En quelques semaines, devant la longueur toujours plus extrême des réunions, et l’inutilité de bon nombre de discussions et de débats, l’assistance finit généralement par porter son dévolu sur les résolutions proposées par les pionniers du commandement, les plus emblématiques et engagés des étudiants. Ces derniers finissent par créer des postes, des titres, qu’ils proposent, par vote, d’attribuer à un tel ou une telle. Ce clientélisme crée des vassaux fidèles et favorise leur maintien. Les grandes décisions comme les plus petites sont toujours décidées à coup de votes, mais les dépouillements sont de plus en plus prévisibles. Lorsqu’il y a dépouillement ! Bien souvent on fait encore appel au vote à main levée, interdit depuis la 3ème charte relative aux votes, mais toujours pratiqué pour accélérer les réunions interminables des comités les moins populaires. Un groupe finit par se former. Secret tout d’abord, il rassemble des personnes désireuses de réinjecter un peu de spontanéité, de vérité, de démocratie, dans un système courant vers l’auto-destruction. Ces gens s’infiltrent dans toutes sortes de réunions et contestent à nouveau, plus fort mais plus finement, mettant en avant les défauts de la communauté. Verbalisant ouvertement la pente raide qui mène l’entreprise à l’échec. Des clans se forment. Certains resteront fidèles à leurs maîtres chéris. D’autres s’en vont tout simplement, déçus par la tournure traditionnelle des évènements. D’autres enfin tentent de créer l’indépendance dans la communauté qui se voulait elle-même indépendante des structures séculaires et gouvernementales. Un état anarchiste dans l’état pseudo-anarchiste dans l’état pas-du-tout-anarchiste. Ces révoltés refusent tout débat, jugeant cette forme de discussion propice à l’écrasement des faibles. Ils refusent tout vote, jugeant ce mode de décision propice à la démagogie. Ils refusent tout tirage au sort, jugeant ce mode trop prompt à générer des mécontentements et le refus des décisions adoptées. Ces révolutionnaires intra-révolution se partagent en deux grandes catégories. Premièrement, ceux qui prônent l’exposé individuel des volontés de chacun, sans débat, juste la parole libre à tous. Et si tout le monde est d’accord sur un point, il est adopté. Ils ont tenté ce processus dans des groupes de cinq ou six personnes. Quelques dizaines de propositions ont été étudiées, et ils ont réussi, au bout de quelques jours, à se mettre d’accord sur le fait que balayer la salle commune une fois par mois serait une bonne idée. Deuxièmement, ceux qui ne prônent rien du tout à part un mélange de repli total et de relations de voisinage simples. Ceux-ci ne viennent à aucune réunion, trouvent à manger où ils le peuvent. Font leur part, parfois, lorsqu’une action est requise pour le bien de tous. Mais le plus souvent, dorment, lisent, mangent ce qu’ils ont pu cueillir ou trouver dans quelque poubelle trop riche. En vérité, il est bien difficile de généraliser à leur propos, tant ils sont peu nombreux et singuliers. Refusant toute homogénéité qui apporterait un tant soit peu d’efficacité, ils représentent le noyau mou des membres improductifs. Sous prétexte d’expérimentations inédites, l’un d’entre eux reproduit en fait assez fidèlement le modèle de Diogène, savant hirsute et cynique vivant sur le dos d’une société qu’il conspue. D’autres s’échinent à créer, lui regarde la mort sans espérer de récompense…